Du loup au nucléaire, le grand écart

Nouveau conseiller fédéral du canton de Berne, Albert Rösti a succédé à Simonetta Sommaruga début 2023. Entre avenir énergétique et approvisionnement, il aura besoin de toute son énergie.

Journal du Jura, 28.09.2023
Interview: Pierre-Alain Brenzikofer et Philippe Oudot 


Albert Rösti, l'automne dernier, les autorités étaient très pessimistes et redoutaient une pénurie de gaz et d'électricité en hiver. Aujourd'hui, tout semble sous contrôle. A-t-on été trop pessimiste l'an dernier ou est-on trop optimiste cette année?

Non, nous n’avons pas été trop pessimistes. L’an dernier, on craignait vraiment une pénurie en raison des problèmes d’approvisionnement de gaz en Allemagne et du nombre de centrales nucléaires françaises qui étaient à l’arrêt. La Confédération a pris ses responsabilités, avec l’instauration de la réserve hydraulique et la mise en place des centrales de réserve. De plus, nous avons eu de la chance, car l’hiver dernier a été le moins froid depuis 1874! Mais, finalement, il n’y a pas eu de rupture dans notre approvisionnement en gaz, ni de pénurie d’électricité. Je préfère qu’on nous dise que nous avons été trop prudents l’an dernier, plutôt que le contraire. Aujourd’hui, je suis assez optimiste pour l’hiver à venir, avec notre réserve hydraulique et nos centrales de réserve et nos groupes électrogènes de secours. De plus, les centrales nucléaires françaises sont à environ 60 % de leurs capacités de production, contre 40 % l’hiver dernier. Nous sommes donc bien préparés. Reste malgré tout un certain risque, si on devait avoir un hiver très froid et selon l’évolution de la situation en Ukraine, en cas de rupture totale d’approvisionnement en gaz.

Comment la Suisse va-t-elle assurer à long terme production et approvisionnement?

Je suis heureux de vous dire que le vote final du Parlement sur révision de la loi sur l’énergie et celle sur l’approvisionnement a lieu ce vendredi. Nous avons trouvé un compromis satisfaisant, qui va encourager les investisseurs potentiels à se lancer, car le cadre légal offre une meilleure sécurité pour leurs engagements financiers. Nous avons en effet retenu 16 projets hydrauliques pour lesquels la production électrique prime sur la protection de l’environnement en cas de conflit d’intérêts. Cela signifie qu’en cas de recours, la décision des juges doit tenir compte de cette priorité. Nous en avons fait de même pour les parcs éoliens. Les cantons devront définir des régions où la production électrique prime, alors que dans d’autres, c’est la protection de la nature qui est prioritaire. Ces mesures vont nous permettre d’augmenter notre production et de renforcer notre approvisionnement en hiver, car c’est là où nous en avons besoin. S’ils sont réalisés, dans les dix ans à venir, les 16 projets hydroélectriques devraient produire 2 terrawattheures (TWh). Ce sont également 2 TWh pour les parcs solaires alpins, et 1 TWh pour les parcs éoliens. Soit un total de 5 TWh, qui correspond à une augmentation de notre production indigène de 10 %. A condition que les investisseurs jouent le jeu – avec les nouvelles conditions cadres, j’ai bon espoir – tout comme les organisations environnementales. A elles aussi d’être conséquentes si elles veulent vraiment réduire nos émissions de CO2.

Justement, les lenteurs administratives et les recours freinent la transition énergétique. Faudrait-il réduire les droits de recours?

Non. Avec la révision de la législation que je viens d’évoquer, la marge d’interprétation des juges entre la production et la protection de la nature a été bien clarifiée et est plus étroite. Mais je m’oppose à une réduction du droit de recours des privés. En revanche, il faut absolument accélérer les procédures pendant les recours. Nous sommes en train d’y travailler. Aujourd’hui, ils sont possibles jusqu’au Tribunal fédéral au niveau des concessions, des plans directeurs cantonaux, des plans d’affectation et des permis de construire. Notre objectif est de raccourcir et de simplifier ces procédures afin de gagner beaucoup de temps.

Pour assurer notre approvisionnement, faut-il prolonger la durée de vie des centrales nucléaires au-delà de 2034?

La législation est claire: il n’y a pas de date butoir, nos centrales nucléaires peuvent être exploitées aussi longtemps que leur sécurité est garantie. Pas question de transiger là-dessus. Il faut donc faire les investissements nécessaires. Si tel est le cas, nos centrales peuvent assurément être exploitées au-delà de 2034. Aujourd’hui, on estime leur durée de vie à au moins 60 ans, voire à 80 ans. Il est donc indispensable de procéder aux investissements nécessaires à la sécurité, afin de garantir notre approvisionnement en électricité. Cela nous donne aussi un peu plus de temps pour assurer la transition énergétique.

Dans ce contexte, faut-il relancer la construction de nouvelles centrales, comme le demande votre parti?

Ce n’est pas d’actualité. A court terme, la priorité va aux investissements possibles dans les énergies renouvelables. Si la situation de blocage de ces dernières années perdure et qu’on n’arrive pas à produire les 5 TWh attendus, il faudra bien revoir nos priorités en matière de production et envisager d’autres solutions. Mais pour l’instant, la question de relancer de nouvelles centrales pourrait s’avérer contreproductive et freiner les investissements envisagés dans le renouvelable. Avec le risque de nous retrouver sans rien Mais à long terme, je pense que la question pourrait se reposer. D’autant que l’année prochaine, l’initiative «Stop au blackout» (réd: qui exige que tous les moyens de production d’électricité respectueuse du climat soient autorisées, y compris le nucléaire) sera sans doute déposée.

On parle toujours de pénurie d'électricité. Qu'en est-il des voitures électriques et surtout de celles que l'on recharge sur le réseau public?

C’est bien pour cette raison que pour moi, la politique énergétique prime sur la politique climatique et qu’il faut produire plus d’électricité si on veut décarboner les transports. L’idéal serait d’acheter une voiture électrique et de poser des panneaux solaires sur son toit pour la recharger Cela fonctionne bien pendant la belle saison, mais moins en hiver. D’où la nécessité de produire davantage. D’autant que si on devait passer au tout électrique en matière de mobilité, ce ne sont pas 5 TWh qu’il nous faudrait, mais 15! Mais c’est de la musique d’avenir, car le nombre de véhicules électriques reste modeste, même s’il est en forte augmentation.

Aujourd’hui, les prix de l’énergie explosent. Pour compenser cela, faut-il réduire les taxes étatiques ou taxer les superprofits, comme ceux des BKW?

C’est une question que je voudrais adresser aux propriétaires des centrales et groupes d’énergie que sont les cantons et les communes! Notamment la question de la répartition des gains. Depuis une centaine d’années, les centrales électriques ont été construites pour assurer l’approvisionnement du pays. Au fil du temps, elles ont permis à leurs propriétaires d’engranger des gains importants, qui ont été versés sous formes de dividendes. Ils ont donc une certaine responsabilité envers la population. Le rôle de la Confédération est d’assurer la régulation. Dans ce contexte, je me suis engagé afin de ne pas augmenter la taxe de 2,3 centimes par kilowattheure pour financer le subventionnement des énergies vertes. D’un autre côté, on ne pas non plus la réduire. Cela dit, il est très difficile de faire des projections au niveau du prix de l’électricité, qui dépend du contexte international.

La route et le rail doivent-ils être traités sur pied d'égalité?

Cela signifierait qu'il ne faut plus investir dans le rail (réd: rires). Plaisanterie à part, en ce qui concerne le rail, nos programmes d'aménagement prévoient une somme de 27 milliards jusqu'en 2035. Ils concernent des projets dans tout le pays et notamment les grandes gares, comme celle de Lausanne. Au niveau des routes, on mise sur 17 milliards dans le même laps de temps. Mais soyons clairs: les priorités de la route et du rail sont exactement les mêmes. Il en va d'ailleurs de ma responsabilité de garantir la mobilité aux prochaines générations. Je sais qu'on critique beaucoup la Confédération. Bouchons sur les routes, retards des trains, on connaît la chanson. Moi, je constate que la génération qui m'a précédé a fait un super travail pour toute la Suisse, de la voiture au train en passant par le bus. A l'avenir, la mobilité va forcément augmenter, par rapport à la population et l'échange de marchandises. L'égalité de traitement entre route et rail n'en sera que plus importante.

L'infrastructure routière est surchargée. On parle ainsi de l'élargissement de l'A1 entre Berne et Zurich et Lausanne et Genève. Est-ce indispensable? Si oui, dans quels délais?

Nous ne voulons pas simplement augmenter la capacité et la résilience des infrastructures. Je pense notamment aux tunnels. Il est important de pouvoir continuer à emprunter l’autoroute lorsque des travaux importants doivent être effectués dans une galerie. La fermeture récente du Gothard vient à point nommé pour étayer mes propos. Pour revenir à l’élargissement de certains tronçons de l’A1, iI est clair qu'on peut adopter la thèse qu'un surplus de capacités signifie davantage de voitures. Mais souhaitons-nous que ces voitures, qui roulent déjà, passent par les villages en causant des bouchons et d’autres nuisances? Nous avons pour objectif de construire l'infrastructure nécessaire à la mobilité de demain. Les Chambres fédérales vont adopter le programme de développement des routes nationales 20242027 ce vendredi, mais il y aura sûrement référendum. Si la loi est finalement adoptée par le peuple, les travaux pourraient débuter en 2026-2027. S'agissant du trafic ferroviaire, les programmes de développement 2025 et 2035 ont pris du retard, à cause de la gare de Lausanne. Bref, la cadence horaire au quart d'heure, ce sera plutôt pour 2040.

Les récentes fermetures des tunnels ferroviaire et routier du Gothard sont-elles dues à une négligence dans l'entretien des infrastructures?

Absolument pas (réd: il se montre catégorique)! N'allons-nous pas investir 8,8 milliards durant les quatre prochaines années? Je puis vous assurer que le réseau est sous contrôle, y compris au Gothard. Là, les problèmes récents ne sont pas dus à un manque d'entretien, mais à cause de tensions dans la montagne. Il conviendra de définir s'il s'agissait d'un tremblement de terre ou d'une secousse dans l'autre tube. Pour le tunnel ferroviaire, le déraillement était lié à une roue défectueuse du train.

Avec les objectifs de neutralité carbone, les chauffages aux énergies fossiles doivent être remplacés au plus vite. L'Allemagne subventionne massivement cette transition. La Suisse doit-elle en faire autant?

Mais la Suisse va la subventionner massivement. Aujourd’hui, le Programme Bâtiments de la Confédération et des cantons met à disposition 450 millions de francs par année (financés par la taxe sur le CO 2 ) pour des assainissements et des nouveaux chauffages. S'y ajouteront 200 millions supplémentaires par an et de la taxe CO 2 , via la taxe sur le climat. Cela dit, je ne souhaite pas forcer les gens. Il est important aussi d’augmenter notre production d’électricité avant que tout le monde ne se dote de pompes à chaleur. Dans ce contexte, je vais mettre la priorité sur le remplacement des chauffages électriques.

Autre sujet brûlant: la prolifération du loup et la procédure de consultation extrêmement courte concernant l'ordonnance sur la chasse pour lui serrer la vis. Les forestiers, notamment, n'ont pas été consultés. Faut-il vraiment tuer les deux tiers des meutes en Suisse?

Il y a eu passablement de malentendus. Face à l’augmentation exponentielle des loups et des meutes, le Conseil fédéral a adopté une première révision de l'ordonnance. L'objectif consiste à éliminer les loups dangereux. Déjà, nous avons réduit de dix à six le nombre de moutons tués pour que l'animal puisse être abattu. Cela n'a pas fait beaucoup de vagues. Pour en revenir à la nouvelle révision de l'ordonnance, il n'est pas question de s'en prendre aux loups qui restent en forêt et ne présentent pas de danger. Ceux-là, nous allons les laisser vivre. La Suisse est d'ailleurs signataire de la Convention de Berne, qui protège l'espèce. Par contre, si une meute se révèle dangereuse, il conviendra de l'éliminer. Il nous faudra toutefois en conserver un minimum pour préserver la race. Aujourd'hui, la Suisse compte 31 meutes. Nous estimons ce minimum à douze, mais il se peut aussi qu'on en ait davantage, pour autant que ces meutes ne soient pas dangereuses.

Comme Bernois, quel regard portez-vous sur le départ de Moutier?

C'est une volonté populaire qu'il faut respecter. Je suis d'ailleurs très reconnaissant à ma collègue Elisabeth Baume-Schneider, qui a dit très clairement que tout était désormais réglé. Pas question, donc, de rediscuter du cas d'autres communes. Et, franchement, il faut aller de l'avant, nous avons bien d'autres problèmes à résoudre. Cela dit, de façon plus sentimentale, je comprends qu'une partie de la population attachée au canton de Berne souffre. Mais, en démocratie, parfois, on perd.

Est-il nécessaire que les Romands du canton de Berne soient davantage présents au Conseil national?

Comme je suis très sensible à la cohésion du canton, j'y serais favorable. Mais c'est au peuple de décider.

Allez-vous vous impliquer dans la campagne actuelle des élections fédérales?

Le comportement d'un conseiller fédéral est clairement défini. On nous demande de ne pas trop nous engager. Je ferai peut-être quelques allocutions. De mon point de vue, il est très important qu'un ministre fasse preuve de retenue. Il a la responsabilité de gérer le pays. Il ne peut donc pas toujours être sur les routes à faire campagne.

https://www.uvek.admin.ch/content/uvek/it/home/datec/media/interviste-e-prese-di-posizione/journal-du-jura-20230928.html